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1. CONTEXTE MACRO-STRATÉGIQUE : UN BASCULEMENT STRUCTUREL, PAS UNE MODE
Le private credit n’est plus un « segment alternatif ». C’est un phénomène de remplacement systémique du financement bancaire traditionnel, catalysé par trois forces irréversibles :
| Force structurelle | Mécanisme | Impact quantifié |
| Régulation bancaire (Bâle III, Dodd-Frank) | Augmentation des exigences en capital (CET1 +8–16 %), réduction de l’appétit pour le risque de crédit non-investment grade. | Les banques US ont cédé ~40 % du marché des leveraged loans middle-market aux non-banques depuis 2015. |
| Recherche de yield dans un monde de taux réels positifs | Les assureurs, fonds de pension et family offices exigent du rendement net de frais >5–6 % pour couvrir leurs engagements. | Le private credit offre un spread de 200–300 bps vs. le marché syndiqué, avec des covenants plus stricts. |
| Retailisation des actifs illiquides | Les BDCs, REITs non cotés et fonds intervalles permettent une distribution massive via les réseaux de wealth management. | La part des alternatives dans les portefeuilles retail devrait passer de 3 % à 8–10 % d’ici 2032. |
Conclusion intermédiaire : le private credit n’est pas une bulle spéculative. C’est une réallocation durable de la chaîne de valeur du crédit, estimée à 28 milliards USD de frais annuels supplémentaires d’ici 2035.
2. L’ÉCOSYSTÈME : CONCENTRATION EXTREME ET BARRIÈRES INFRANCHISSABLES
2.1. Les 7 « Magnifiques » et leur domination absolue
- Apollo, Ares, Blackstone, KKR, Carlyle, Brookfield, TPG détiennent >60 % des actifs sous gestion (2,1 trillions USD).
- Avantage compétitif : ce n’est pas l’alpha, c’est la plateforme intégrée :
- Origination propriétaire (ex. : Apollo avec Athene, KKR avec Global Atlantic). Distribution captive (wealth management, assurance).
- Capacités de workout et de restructuration en interne.
- Dry powder : 249 milliards USD concentrés entre leurs mains et un pouvoir de marché sur les spreads et les standards d’underwriting.
2.2. Émergents vs. établis : la fin de la concurrence ?
- Les emerging managers représentent 3,5 % des levées de fonds en 2024 vs. 15 % en 2021.
- Raison : les investisseurs institutionnels privilégient la sécurité des plateformes établies en période d’incertitude de crédit.
- Conséquence : le marché devient une oligarchie fermée avec un risque de tarification non-compétitive à moyen terme.
3. ANALYSE DES RISQUES : LA PART CACHÉE DE L’ICEBERG
3.1. Risque de crédit : dégradation masquée par des artifices comptables
| Indicateur | Valeur actuelle | Seuil d’alerte | Commentaire |
| Non-accruals (BDCs) | 2,7 % du coût | >4 % | En hausse modérée mais stable. Les gros défauts sont évités via les restructurations. |
| PIK (Payment-in-Kind) | 17 % des prêts | >20 % | Signale des problèmes de cash flow chez l’emprunteur. Les intérêts sont capitalisés → risque de perte future. |
| Pertes réalisées | 1,5–2 %/an | >3 % | Déjà au niveau des pertes en récession modérée. |
| Covenant-lite / Unitranche | ~40 % des nouvelles originations | >50 % | Affaiblissement structurel de la protection des prêteurs. |
Notre évaluation : Le secteur sous-estime la corrélation des défauts dans les segments sur-exposés (software à revenus récurrents, santé, consommation discrétionnaire). Une récession de 2025–2026 pourrait faire grimper les non-accruals à 5–6 % et les pertes à 4–5 %.
3.2. Risque de liquidité : Le talon d’Achille
- Les fonds private credit sont illiquides (durée moyenne 6–8 ans).
- Les BDCs cotés sont sensibles aux rachats massifs (cf. crise des REITs en 2022–2023).
- Mismatch structurel : 60 % des répondants au sondage BI le reconnaissent comme un risque majeur.
- Scénario de stress : Une crise de marché pourrait geler les rachats de parts → vente forcée d’actifs à prix discount → spirale de dévalorisation.
3.3. Risque réglementaire : L’épée de Damoclès
- IMF et FSB poussent à un encadrement du shadow banking (rapport d’avril 2024).
- SEC : La Cour Suprême a bloqué la réforme des private funds, mais la pression politique reste.
- Scénario probable d’ici 2028 :
- Règles de liquidité minimales pour les fonds semi-liquides.
- Reporting standardisé des valorisations (méthodologie MTM).
- Limites de levier au niveau du véhicule (ex. : 1:1 debt/equity).
- Impact : Compression des marges, augmentation des coûts de compliance.
3.4. Risque de concentration sectorielle et de sous-diversification
- ~30 % du private credit est exposé au sponsor-backed LBO (middle-market).
- Segments sur-exposés : Software récurrent, santé, services aux entreprises.
- Corrélation non testée : Ces secteurs sont sensibles aux hausses de taux et à la contraction des multiples.
4. MARCHÉS PORTEURS : OÙ ALLOUER LE CAPITAL EN 2025–2030
4.1. Assurance : Le graal des capitaux permanents
- Acteurs leaders : Apollo (Athene, 374 Md$), KKR (Global Atlantic, 247 Md$), Blackstone (221 Md$).
- Modèle économique : Frais stables sur actifs à long terme, matching ALM parfait.
- Opportunité : Capturer 6 % du marché traditionnel de l’assurance → +2 000 Md$ d’AUM → +6–10 Md$ de frais annuels.
4.2. Asset-Backed Finance (ABF) : La nouvelle frontière
- Taille du marché : 5,2 trillions USD → 7,7 trillions d’ici 2027.
- Avantages :
- Collatéral tangible (auto, équipement, invoices).
- Durée courte (<3 ans).
- Rendement ajusté au risque attractif (SOFR + 400–600 bps).
- Leader : Apollo vise 275 Md$ d’origination annuelle d’ici 2029.
4.3. Retail / Wealth Management : La scalabilité ultime
- Vecteurs : BDCs (250 Md$ d’AUM), REITs non cotés, fonds intervalles.
- Croissance : Pénétration des alternatives dans le wealth market : 3 % → 8–10 %.
- Impact sur les frais : +10 Md$ de frais annuels d’ici 2032.
5. SCÉNARIOS PROSPECTIFS 2025–2035
| Scénario | Probabilité | Impact AUM | Impact Frais | Risque dominant |
| Croissance structurelle | 60 % | +10–12 %/an | +15–20 %/an | Sous-performance vs. attentes de rendement |
| Récession modérée (2025–26) | 25 % | –10–15 % | –20–30 % | Crédit : défauts sectoriels, pertes à 4–5 % |
| Crise réglementaire | 10 % | –5–10 % court terme | –15–25 % | Compression des marges, sorties de capitaux |
| Crise de liquidité (run sur BDCs) | 5 % | –20–30 % | –40–50 % | Spiral de dévalorisation, faillites de gestionnaires |
6. RECOMMANDATIONS STRATÉGIQUES POUR UN RISK-MANAGER SENIOR
6.1. Allocation
- Exposition cible : 5–7 % du portefeuille total en private credit, avec durée moyenne >7 ans.
- Privilégier : Plateformes intégrées avec capacités de workout (Apollo, Ares, Blackstone).
- Éviter : Mandats purement direct lending sans diversification sectorielle.
6.2. Due Diligence renforcée
- Exiger : Données granulaires sur les PIK, les covenants, et la concentration sectorielle.
- Stress-tester : Scénario de taux à 5 % + récession de –3 % du PIB.
- Vérifier : L’alignement d’intérêts (co-investissement du gestionnaire >5 %).
6.3. Contrôle continu
- Surveillance trimestrielle : Ratios de non-accruals, PIK, et concentration.
- Benchmarking : Comparer les spreads vs. le marché syndiqué (tout écart >350 bps est suspect).
- Plan de sortie : Prévoir des options de liquidité secondaire (vente de parts sur plateforme dédiée).
7. CONCLUSION : UNE OPPORTUNITÉ HISTORIQUE, MAIS POUR LES DISCIPLINÉS
Le private credit représente la plus grande réallocation de capital du siècle en finance de marché. Les chiffres sont indéniables : 28 milliards USD de frais annuels supplémentaires, 11 % du marché obligataire capté, doublement des AUM d’ici 2029.
Mais — et c’est un « mais » de taille — cette croissance s’accompagne de risques sous-évalués par le marché :
- La qualité crédit se dégrade de manière imperceptible mais constante.
- La liquidité est un mirage en période de stress.
- La régulation est l’inconnue ultime.
Notre verdict final : Le private credit doit être traité non comme un « yield enhancer », mais comme une classe d’actifs stratégique à part entière, avec sa propre gouvernance, sa propre méthodologie de risque, et son propre horizon de détention.
Les gestionnaires qui survivront à la prochaine crise ne seront pas ceux qui ont levé le plus de capital, mais ceux qui avaient les meilleures équipes de workout, les originations les plus sécurisées, et une véritable culture du risque.
« In God we trust. Everyone else must bring granular loan-level data. »
— Philosophie des 0,5 % supérieurs des risk-managers de Wall Street.
ANNEXE : INDICATEURS CLÉS DE SURVEILLANCE (KRI)
- PIK / Total Interest Income > 10 % → Alerte rouge.
- Non-Accruals / Cost > 4 % → Réallocation immédiate.
- Portfolio Concentration (Top 5 Sectors) > 60 % → Réduction exigée.
- Leverage at Fund Level > 1:1 → Discussion avec le gestionnaire.
- Secondary Market Discount > 15 % → Analyse de liquidité approfondie.
Analyse de marché